Shouk Levinsky

Nathalie Ohana
2 min readJan 14, 2023

Des bières qui débordent,

Des fourchettes qui errent entre les assiettes mélangées,

Des conversations qui s’allument et s’éteignent dans l’enthousiasme des retrouvailles,

Des assiettes en carton posées à côté des assiettes en porcelaine,

Les boucles brunes des femmes israéliennes qui tombent sur leurs épaules,

Des sacs colorés en bandoulière desquels sortent des images achetées pour décorer les appartements,

Les crânes rasés des restaurateurs qui, lorsqu’ils se retournent, laissent entrevoir un trop plein de cheveux sur la nuque,

Des tables faites de bric et de broc qui s’ouvrent et se plient à mesure de l’affluence,

Des visages cléments pour dire “oui assis toi”, des regards fuyants pour que tu comprennes “non c’est complet”,

Des cocktails alcoolisés qu’ils avalent le ventre vide avant le café du matin,

Ce matin, dans le shouk Levinsky, il n’y a pas de musique. La seule musique que l’on entend, c’est celle de la vie qui bat son plein.

On se croirait dans une brocante, dans un vide grenier géant, mais il n’y a rien à acheter. Il n’y a qu’à vivre.

Et puis, venu de loin, le hurlement d’une sirène d’ambulance.

La rue se tait, comme d’un seul corps.

On ne parle plus, on ne mange plus, on ne bouge plus.

L’inconscient collectif partage des images d’horreur.

Ils se regardent les uns, les autres, avec le même souffle retenu.

Ils voient les mêmes choses, ils pensent aux mêmes choses.

L’ambulance leur hurle dessus, elle leur fait des reproches.

Ils baissent les yeux vers le trottoir et le restaurateur tout-puissant redevient un petit garçon.

Et puis, l’ambulance passe.

Elle ne hurle plus ici. Elle va hurler ailleurs.

Chacun range ses souvenirs.

Chacun se remet à mâcher des paroles ou son shwarma.

C’est comme ça ici. On vit fort, puis on ne respire plus. On vit fort, au cas où on ne respirera plus. On vit fort, parce qu’à certains moments, on a arrêté de respirer.

Le corps a l’habitude de passer de grandes brassées de joie à l’apnée de la terreur. D’une profusion de vie au souvenir hanté de la vie arrachée.

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Nathalie Ohana

J’habite en Israel, mère de 3 enfants, j’aime raconter des histoires et suivre les parcours de vie à travers mon programme www.haimrabim.com