Matin de deuil

Nathalie Ohana
2 min readJan 15, 2024

Difficile de travailler ce matin. Même le café a un gout plus amer que d’habitude. Travailler, c’est investir son énergie dans une tache, c’est veiller à donner des sourires, à donner du sens à des actions, et ce matin, rien ne marche. Mon regard n’est pas tourné vers un projet, il est resté tourné vers hier, vers cette marche funèbre qui a traversé ma ville et mon cœur, par ces gens venus de partout, ceux qui sont restés prostrés dans leurs voitures, ceux qui étaient debout, enveloppés dans des drapeaux, nous avions si froid, ceux qui ont marché derrière le cercueil, qui n’ont pas trop voulu s’approcher ou au contraire, qui ont marché sans répit, qui auraient voulu marcher encore et encore, pour maintenir un semblant de rythme, de vie.

Mon regard est tourné vers cette maison dans laquelle il fait bon vivre, vers ces murs parsemés de dessins, de sculptures, de photos qui disent tous à leur manière : nous aimons la vie.

Mon regard est tourné vers les jeunes que j’ai vus hier, à qui j’ai parlés et qui m’ont parlé de Dan. Ce gosse devenu grand. Cet enfant aux racines belges et aux galons de l’armée israélienne. Cet enfant qui ressemble à tous les autres et à aucun autre, tant la profondeur de son regard raconte une histoire que les mots ne sauraient dire.

Mon regard est tourné vers les enfants que je croise, partout, tout le temps et à qui j’ai envie de demander pardon. Pardon de les avoir projetés dans un monde d’adultes si vite. Pardon de ne pas savoir les protéger de la mocheté du monde. Pardon aussi pour ma tentation quasi maladive d’être dans le déni et de ne pas vouloir voir. Pardon de ne pas être capable de vous parler du monde avec un filtre rose. Car ce filtre, il a disparu depuis longtemps, trop longtemps.

Mon regard est tourné en réalité vers elle. Rien que vers elle. Sur elle, j’écrirai. Mais pas maintenant. Plus tard. Il faudra que vienne un autre temps. Un temps d’une autre nature, d’une autre espèce. Un temps dont on ne parle jamais. Car seuls ceux qui l’ont traversé peuvent en témoigner. De ce temps, on ne revient jamais indemne. Le temps de l’acceptation est le plus long que je connaisse. Un temps qui ne ressemble à aucun autre. Qui doit discuter à chaque seconde avec l’absurde de la vie et de la mort. Un temps qui ne comprend pas. Qui dit « dis moi que je rêve ». Qui repère en boucle « ce n’est pas possible. Hier il était vivant, je lui parlais. Aujourd’hui, il n’est plus. » Un temps qui questionne sur le sens de tout ça. Qui ose convoquer des pensées qu’on ne confiera jamais à personne. Mais que tout le monde entend résonner dans la pièce. Ce temps-là, il est infini, il n’a pas vingt quatre ans, il a l’âge de l’éternité, il nous accompagne partout, il colle à nos rires et hante nos nuits, et le pire, c’est que chaque jour qui passe ne le fait pas avancer.

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Nathalie Ohana

J’habite en Israel, mère de 3 enfants, j’aime raconter des histoires et suivre les parcours de vie à travers mon programme www.haimrabim.com